LES COUPS DE MINUIT
LES COUPS DE MINUIT
LES COUPS DE MINUIT
La première nuit, il s’était convaincu que c’était à cause du poulet frit. Des fois, en mangeant de la friture, on digère mal. On dort mal. La première nuit, il n’en avait pas fait de cas. Il savait bien que ça l’aurait insultée, elle qui avait tendance à être susceptible. Il l’avait rencontrée seulement deux ou trois mois avant mais, déjà, il savait par cœur ce côté d’elle.
Ils avaient décidé sur un coup de tête de louer un Airbnb pour une semaine dans le fond des bois à Mont-Laurier. Après la première nuit, non, il n’en avait pas fait de cas des coups de minuit, mais il s’était quand même posé une question qu’on peut très bien se poser après avoir décidé de réserver un Airbnb à la dernière minute pour six nuits avec une presque étrangère : était-ce une mauvaise idée?
Il n’était pas certain de pouvoir la qualifier d’étrangère, mais bon, tout de même, il ne lui aurait pas confié son mot de passe de compte Netflix (qui était aussi utilisé sur presque toutes les plateformes existantes, il faut le mentionner). Connaît-on vraiment quelqu’un après huit week-ends?
Il se trouvait quand même injuste. Au fond, ce n’était pas sa faute à elle si le lit du chalet loué était miniature. C’était un double, selon la description sur le site. Un petit double. Très petit. Eh oui, aussi, il savait bien qu’il avait toujours eu le sommeil léger. Mais c’est sûr que de se faire prendre la tête fermement dans un élan, au beau milieu de la nuit, ç’aurait réveillé mal n’importe qui.
Ah! C’est vrai, s’était-il dit. Vers 2 h, c’était se faire prendre la tête fermement dans un élan mais, avant ça, vers minuit, c’était le coup de revers de main sur le front. C’est ça, s’était-il souvenu, ledit coup avait annoncé une certaine possibilité de violence. C’était violent, point. Il n’était pas très à l’aise avec ce fait. Cette violence.
Puis, la prise de tête bien ferme, comme on agrippe une noix de coco ou une balle de baseball qu’on aurait envie de fracasser sur le sol. Personne ne veut être une noix de coco ni une balle qu’on a envie de faire exploser. Mais non, la première nuit, malgré toutes ces réflexions, il n’en avait pas fait de cas. Il était encore incertain à savoir si ça valait la peine de l’aborder, se disant qu’il avait peut-être juste mal interprété ses intentions.
À la troisième nuit, par contre, il avait eu l’impression qu’elle l’avait vraiment fait exprès. En se retournant dans le très petit lit à deux places, elle lui avait étampé les jointures sur le nez, assez fort pour qu’il sente une certaine électricité envahir son crâne. Alors là, non. Il n’avait pas pu se retenir. Hors de lui, il avait vite allumé la lumière tout en la dévisageant.
- Pourquoi tu me frappes?! avait-il crié.
À ces mots, elle s’était alors étirée comme si elle était encore endormie, feignant un jeu médiocre auquel il n’avait pas cru. Il était persuadé qu’elle l’avait fait exprès, qu’elle était bien consciente de l’avoir frappé.
- Hmm?
C’était ce qu’elle avait répondu avant de se retourner, dos à lui. Encore une fois, sur le vieux cadran, il était minuit.
☽
Le lendemain matin, elle se faisait à déjeuner comme si de rien n'était. Sa façon de racler la spatule au fond du poêlon avait quelque chose de brusque, de négligeant. Il la voyait d’un autre angle, tout à coup. Il n'appréciait plus du tout sa compagnie. Malgré tout, il l’avait rejoint en arborant un air blasé.
- Ça va? avait-elle demandé, penaude.
- Ouais. Ben, je sais pas. Tu vas me dire que t’as pas fait exprès?
- Quoi?
- Les dernières nuits.
- …
- Les coups de minuit, il avait précisé, avec une pointe d’ironie.
- Hein?
- LES COUPS, ceux que tu me donnes. Toujours à fucking minuit.
Elle avait éclaté de rire, ce qui l’avait enragé, lui, encore plus.
- Donc t’avoues, c’est voulu?
En lâchant la spatule avec laquelle elle brassait ses œufs dans la poêle, elle avait dit :
- Voir que je te donnerais des coups! Voyons, c’est ridicule. Je dors, la nuit. Soit t’as rêvé, soit on s’est juste accrochés.
En guise de réponse, découragé, il avait hoché la tête en fixant ses pieds. Après un temps, elle avait demandé :
- Bon, quoi, tu veux qu’on annule tout?
Le propos semblait un peu tiré par les cheveux. Malgré tout, il avait dû se retenir. Parce qu’il avait eu envie de dire oui. Mais tout était déjà payé, et il ne voulait pas subir de confrontation ni de malaise pendant 2 h 30 de route. Il se sentait coupable, aussi. D’annuler, de même seulement vouloir annuler. Il s’était contenté de se cacher derrière le déni et de répondre :
- Je pense que c’est un peu exagéré, comme constat. J’aimerais juste pas me faire frapper pendant que je dors. Ou même quand je dors pas. Juste… non.
Elle avait posé doucement une main sur son bras, comme pour le rassurer que ça n’arriverait plus. Mais elle n’avait pas prononcé de mot. Et ça ne l’avait pas rassuré.
Ce soir-là, ils jouaient au Monopoly sur la table de cuisine. Mais lui était déjà ailleurs. Les sentiments enivrants d’avant Mont-Laurier avaient disparu. Et il savait qu’il disparaîtrait lui aussi, en douce, sans elle, avant minuit.